Titre : Les Annales coloniales : revue mensuelle illustrée / directeur-fondateur Marcel Ruedel
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1929-07-01
Contributeur : Ruedel, Marcel. Directeur de publication
Contributeur : Monmarson, Raoul (1895-1976). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb326934111
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 01 juillet 1929 01 juillet 1929
Description : 1929/07/01-1929/07/31. 1929/07/01-1929/07/31.
Description : Collection numérique : Numba, la bibliothèque... Collection numérique : Numba, la bibliothèque numérique du Cirad
Description : Collection numérique : Protectorats et mandat... Collection numérique : Protectorats et mandat français
Description : Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique... Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique Numérique
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9743132v
Source : CIRAD, 2016-191112
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 12/09/2016
s Les Annales Coloniales
: Page 15
l'on est à Carthage. Nous entrons dans le
musée Lavigerie que les Pères Blancs ont
créé avec peu ou point de ressources. Que
j'aime donc les objets laissés au lieu même
des fouilles!... Ils me racontent tellement
mieux leur histoire! Les camées me confient
les secrètes amours de belles dames incon-
nues au profil impérieux. Les verreries, aux
formes tourmentées, me demandent en s'ir-
risant : l'art moderne fait-il mieux? Les
fards roses, rouges et bleus dans leurs go-
dets précieux me disent que nous n'avons
rien inventé, et les terres cuites caricaturales
me rient au nez : là, une vieille mégère éden-
tée grimace, belle-mère mise, sans doute,
dans le tombeau de sa bru; ici, un petit
vieillard, son mari sans doute, se tord en
proie à d'intolérables coliques; plus loin,
un nourrisson pleure sur son biberon... Les
bagues me livrent le mystère de leurs cha-
tons empoisonnés et, sur un couvercle de sar-
cophage, une prêtresse, jolie avec sa tunique
en forme d'élytres, semble prendre son vol
vers quelque cérémonie sacrée.
En traversant le musée romain, je salue
une belle tête en marbre d'Octavie. La bou-
che est petite comme une fraise des bois.
Un Père Blanc me dit, avec un rire d'en-
fant : c Octavie a la bouche si petite que
la vérité ne peut pas en sortir... » Puis
M. l'abbé Chabot, des Inscriptions et Bel-
les-Lettres, en mission ici, nous emmène voir
ses fouilles au temple dit de Tanit. Des ex-
voto avec des vestiges d'écriture phénicienne
surmontent tous des urnes contenant des
ossements d'enfants brûlés. Peut-être les
victimes du culte inconnu de Tanit. On a
retiré déjà plus de deux mille urnes. Je res-
pire avec ardeur le vent de Carthage qui
courbe jusqu'aux pierres de jeunes eucalyp-
tus. Il y a trop de ruines ici, et trop de
morts.
Et par le village de Sidi-bou-Said, où
nous donnons une pensée à Saint Louis,
converti à l'islamisme et enterré dans la mos-
quée, suivant la curieuse tradition arabe,
et par les jardins de la Marsa, où la garde
rend les honneurs au pavillon du bey avec
infiniment de majesté et de musique, nous
rentrons à Tunis plus immaculée dans la
grande paix du soir.
Et puis, il faut tout de même partir.
Partir, changer de ciel, d'âme, de visage...
Au détour de la route où courent des ara-
bas, voici que des villages s'empressent à
ma rencontre, doux rassemblement de mai-
sons autour d'un minaret pointu surgi à l'ho-
rizon pour mon seul plaisir. Medjez-el-Bab
et son vieux pont sur la Medjerda, Tes-
tour blottie cfcins ses olivettes, Teboursouk,
enfin Dougga. C'est un de ces lieux privilé-
giés qui attachent le cœur par mille liens
invisibles et que ne saurait oublier le voya-
geur sensible.
Au pied de la colline, je demeure immo-
bile : je surprends le sourire des ruines qui
s'étirent d'aise au soleil d'avril parmi les
oliviers. Comme ces visages de vieilles qu'un
rire heureux rajeunit à miracle. Quel est donc
l'enchanteur? Ici, c'est, sans aucun doute,
la divine solitude. La ville romaine émerge
brusquement du passé, dans la paix de la
campagne. L'auto qui m'a amenée a dispa-
ru. Tout est silence.
C'est du sommet de l'antique théâtre, du
dernier gradin, qu'il faut chercher Dougga.
Vraiment, les Romains savaient choisir leurs
sites. A mes pieds s'étendent des colonnes
dorées et que je devine tièdes au toucher,
des rues à larges dalles et des temples, une
orgie de temples dressés, comme un défi au
temps, sur le ciel; au loin, le temple de
Coelestis, caché dans la verdure, le temple
de Saturne, au fronton du coteau. C'est un
premier plan admirable encadré par un bois
La route en forêt d'Ain-Draham.
d'oliviers. Car les arbres d'argent sertis-
sent les ruines comme la monture d'une pier-
rerie. Partout, je découvre des arcs triom-
phaux, des citernes, des restes d'aqueducs
qui s'enfuient dans la campagne. Des
champs de fèves, là-bas, offrent un vert ten-
dre, appétissant. Des avoines et des orges
nouvelles colorent la plaine aux larges on-
dulations. Enfin, du fond de l'horizon ac-
courent des montagnes bleues, opalines ou
mauves suivant les jeux de la lumière.
J'ai vraiment la vision saisissante de ce
que fut la ville romaine, la cité harmonieu-
sement accordée aux lignes du paysage. Et
l'admiration me soulève pour le peuple bâ-
tisseur qui laissa partout (!es routes et des
citernes, car des ruines romaines seules mon-
trent ces souvenirs d'ordre, cette sensation
rl' ouiorit é que ni les temples grecs, ni les
palais arabes ne peuvent donner.
Quel silence! J'entends bourdonner Jes
abeilles. Des grappes d'enfants se suspen-
dent aux gradins. Une toute petite fille,
aux yeux veloutés dans un mince visage doré,
un mouchoir cmêlée. crie à perdre baleine : Vive la Fran-
ce, un sou, Madame, un sou
Le sourire de Dougga s'est évanoui, mais
je l'emporte précieusement dans mon souve-
nir pour ranimer des heures grises. Ainsi
ai-je en réserve quelques paysages de so-
leil... Maintenant, je traverse l'ombreuse
Kroumirie. La forêt de chênes-zéens enserre
la route. La terre saigne ; tantôt, à peine
écorchée, à peine rose ; tantôt, rouge som-
bre, labourée en longues plaies qui courent
à travers les taillis. Le soleil disparaît, le
vent s'élève. C'est la montagne. Avec la
nuit, les paisibles sous-bois s'improvisent dé-
cors pour opéras italiens. Et je fais halte
à l'hôtel des Chênes, en pleine forêt.
Demain, ce sera la descente vers Bône et
vers le cimetière évoqué par Isabelle Eber-
hardt, le cimetière bleu qui penche sur la
mer ses cyprès, ses tombeaux et ses marbres.
J'ouvre les Journaliers. Elle me plaît cette
femme étrange qui eut la hantise de l'Afri-
que et la soif du désert jusqu'à la mort.
Rj)e avait lame dévoyée, sans doute. Sans
dobte elle fut déconcertante, insatisfaite.
mystique d'aspiration et sensuelle d'instinct.
Une clairière en forêt d'Ain.Draham.
: Page 15
l'on est à Carthage. Nous entrons dans le
musée Lavigerie que les Pères Blancs ont
créé avec peu ou point de ressources. Que
j'aime donc les objets laissés au lieu même
des fouilles!... Ils me racontent tellement
mieux leur histoire! Les camées me confient
les secrètes amours de belles dames incon-
nues au profil impérieux. Les verreries, aux
formes tourmentées, me demandent en s'ir-
risant : l'art moderne fait-il mieux? Les
fards roses, rouges et bleus dans leurs go-
dets précieux me disent que nous n'avons
rien inventé, et les terres cuites caricaturales
me rient au nez : là, une vieille mégère éden-
tée grimace, belle-mère mise, sans doute,
dans le tombeau de sa bru; ici, un petit
vieillard, son mari sans doute, se tord en
proie à d'intolérables coliques; plus loin,
un nourrisson pleure sur son biberon... Les
bagues me livrent le mystère de leurs cha-
tons empoisonnés et, sur un couvercle de sar-
cophage, une prêtresse, jolie avec sa tunique
en forme d'élytres, semble prendre son vol
vers quelque cérémonie sacrée.
En traversant le musée romain, je salue
une belle tête en marbre d'Octavie. La bou-
che est petite comme une fraise des bois.
Un Père Blanc me dit, avec un rire d'en-
fant : c Octavie a la bouche si petite que
la vérité ne peut pas en sortir... » Puis
M. l'abbé Chabot, des Inscriptions et Bel-
les-Lettres, en mission ici, nous emmène voir
ses fouilles au temple dit de Tanit. Des ex-
voto avec des vestiges d'écriture phénicienne
surmontent tous des urnes contenant des
ossements d'enfants brûlés. Peut-être les
victimes du culte inconnu de Tanit. On a
retiré déjà plus de deux mille urnes. Je res-
pire avec ardeur le vent de Carthage qui
courbe jusqu'aux pierres de jeunes eucalyp-
tus. Il y a trop de ruines ici, et trop de
morts.
Et par le village de Sidi-bou-Said, où
nous donnons une pensée à Saint Louis,
converti à l'islamisme et enterré dans la mos-
quée, suivant la curieuse tradition arabe,
et par les jardins de la Marsa, où la garde
rend les honneurs au pavillon du bey avec
infiniment de majesté et de musique, nous
rentrons à Tunis plus immaculée dans la
grande paix du soir.
Et puis, il faut tout de même partir.
Partir, changer de ciel, d'âme, de visage...
Au détour de la route où courent des ara-
bas, voici que des villages s'empressent à
ma rencontre, doux rassemblement de mai-
sons autour d'un minaret pointu surgi à l'ho-
rizon pour mon seul plaisir. Medjez-el-Bab
et son vieux pont sur la Medjerda, Tes-
tour blottie cfcins ses olivettes, Teboursouk,
enfin Dougga. C'est un de ces lieux privilé-
giés qui attachent le cœur par mille liens
invisibles et que ne saurait oublier le voya-
geur sensible.
Au pied de la colline, je demeure immo-
bile : je surprends le sourire des ruines qui
s'étirent d'aise au soleil d'avril parmi les
oliviers. Comme ces visages de vieilles qu'un
rire heureux rajeunit à miracle. Quel est donc
l'enchanteur? Ici, c'est, sans aucun doute,
la divine solitude. La ville romaine émerge
brusquement du passé, dans la paix de la
campagne. L'auto qui m'a amenée a dispa-
ru. Tout est silence.
C'est du sommet de l'antique théâtre, du
dernier gradin, qu'il faut chercher Dougga.
Vraiment, les Romains savaient choisir leurs
sites. A mes pieds s'étendent des colonnes
dorées et que je devine tièdes au toucher,
des rues à larges dalles et des temples, une
orgie de temples dressés, comme un défi au
temps, sur le ciel; au loin, le temple de
Coelestis, caché dans la verdure, le temple
de Saturne, au fronton du coteau. C'est un
premier plan admirable encadré par un bois
La route en forêt d'Ain-Draham.
d'oliviers. Car les arbres d'argent sertis-
sent les ruines comme la monture d'une pier-
rerie. Partout, je découvre des arcs triom-
phaux, des citernes, des restes d'aqueducs
qui s'enfuient dans la campagne. Des
champs de fèves, là-bas, offrent un vert ten-
dre, appétissant. Des avoines et des orges
nouvelles colorent la plaine aux larges on-
dulations. Enfin, du fond de l'horizon ac-
courent des montagnes bleues, opalines ou
mauves suivant les jeux de la lumière.
J'ai vraiment la vision saisissante de ce
que fut la ville romaine, la cité harmonieu-
sement accordée aux lignes du paysage. Et
l'admiration me soulève pour le peuple bâ-
tisseur qui laissa partout (!es routes et des
citernes, car des ruines romaines seules mon-
trent ces souvenirs d'ordre, cette sensation
rl' ouiorit é que ni les temples grecs, ni les
palais arabes ne peuvent donner.
Quel silence! J'entends bourdonner Jes
abeilles. Des grappes d'enfants se suspen-
dent aux gradins. Une toute petite fille,
aux yeux veloutés dans un mince visage doré,
un mouchoir c
ce, un sou, Madame, un sou
Le sourire de Dougga s'est évanoui, mais
je l'emporte précieusement dans mon souve-
nir pour ranimer des heures grises. Ainsi
ai-je en réserve quelques paysages de so-
leil... Maintenant, je traverse l'ombreuse
Kroumirie. La forêt de chênes-zéens enserre
la route. La terre saigne ; tantôt, à peine
écorchée, à peine rose ; tantôt, rouge som-
bre, labourée en longues plaies qui courent
à travers les taillis. Le soleil disparaît, le
vent s'élève. C'est la montagne. Avec la
nuit, les paisibles sous-bois s'improvisent dé-
cors pour opéras italiens. Et je fais halte
à l'hôtel des Chênes, en pleine forêt.
Demain, ce sera la descente vers Bône et
vers le cimetière évoqué par Isabelle Eber-
hardt, le cimetière bleu qui penche sur la
mer ses cyprès, ses tombeaux et ses marbres.
J'ouvre les Journaliers. Elle me plaît cette
femme étrange qui eut la hantise de l'Afri-
que et la soif du désert jusqu'à la mort.
Rj)e avait lame dévoyée, sans doute. Sans
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