Titre : Les Annales coloniales : revue mensuelle illustrée / directeur-fondateur Marcel Ruedel
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1931-01-01
Contributeur : Ruedel, Marcel. Directeur de publication
Contributeur : Monmarson, Raoul (1895-1976). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb326934111
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 01 janvier 1931 01 janvier 1931
Description : 1931/01/01 (A32,N1)-1931/01/31. 1931/01/01 (A32,N1)-1931/01/31.
Description : Collection numérique : Numba, la bibliothèque... Collection numérique : Numba, la bibliothèque numérique du Cirad
Description : Collection numérique : Protectorats et mandat... Collection numérique : Protectorats et mandat français
Description : Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique... Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique Numérique
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9742760x
Source : CIRAD, 2016-191112
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 12/09/2016
Page 4
Les Annales Coloniales
pas peuplées d'apparences familières. L'heure
trouble du coucher du soleil ramenait toutes les
odeurs de Marrakech vers cette place où quelques
éléments d'architecture européenne disparaissaient
modestement devant l'excitation quotidienne d'une
foule de braves gens qui obéissaient à des ryth.
mes dont je ne pouvais guère imaginer l'impor-
tance et les effets. Sur la Place du Congrès-des-
Trépassés des hommes et des femmes s'associaient,
se dispersaient pour s'agglomérer de nouveau au
hasard de leur fantaisie qui s'alimentait sans
...et dans les mellahs les plus soumis.
cesse aux forces inquiétantes de cette rue du
Sud-Marocain où les tambours des petits dan-
seurs chleuhs provoquaient des exaltations clan-
destines.
Pour moi, perdu dans cette foule de djellabas
qui sentaient le suint, sans guide pour m'expli-
quer définitivement le mystère des choses, je ne
tenais au sol réel que par mon verre de bière
servi sur un vrai guéridon de zinc à la terrasse
d'un petit café fréquenté par des colons de la
région et des ouvriers d'origine un peu espagnole.
Des légionnaires maigres, au visage durci par les
feux combinés de l'Afrique et du passé, man-
geaient du bout des doigts des saucisses chaudes,
dont le parfum occupait provisoirement tout l'es-
pace jusqu'aux orangers de la Mamounia. En
tenant ferme mon verre de bière je ne parvenais
pas à concevoir ma présence sur cette place
comme une réalité banale. Un autre personnage
que moi-même, un personnage sans aucune impor-
tance, mêlait sa ridicule légèreté corporelle au
roulement sourd des derboukas, au glapissement
d'armes des castagnettes de fer, à toute cette joie
gutturale qu'un porteur d'eau fraîche, couvert de
cuivre et astiqué comme un chapeau chinois sem-
blait porter sur ses jambes maigres. Le typhus
rôdait sournoisement dans cette foule et je sur-
veillais avec adresse une bande d'enfants et de
longs vagabonds qu'un agent de police conduisait
au centre d'épouillage, à quelques pas. L'aven-
ture pouvait suivre leurs traces comme elles pou-
vait également se mêler à cette fureur écarlate
dont un Européen quadragénaire assommait le
conducteur d'un fiacre tapissé d'une nappe ornée
de dentelles parce qu'il hésitait à le conduire à
l'Aguedal. Il faut dire que dans la voiture, à
côté du gros Européen en complet marron, une
marocaine voilée et impassible ruminait le véri-
table secret de cette scène anormale, inquiétante
et riche en hypothèses de toute nature.
L'aventure accompagne ici les soldats de la
Légion Etrangère. Par origine et par principe,
ils sont bons conducteurs de cette étonnante force
lyrique qui donne à l'humanité une parure d'ex-
ception. L'aventure est au bout des routes, au
point même où elles se confondent avec le bled
dans le triste paysage de tôle ondulée d'un dépôt
d'outils. Au Maroc, l'aventure suit les routes au
sol de fer pour atteindre l'heure trouble où le
paysage devient parfois homicide : des fusils de
diverses provenances peuplent la nuit d'éclairs
rapides. C'est une fusillade nonchalante qui tient
l'imagination en éveil jusqu'au jour où l'on
apprend que la compagnie montée du Ne Régi-
ment Etranger a dix-huit hommes tués. La mort
violente qui est la commère de l'Aventure entre-
tient soigneusement son domaine. Elle est assise
au bord de la route, au bord de l'Erg, quand
l'autocar ventru attire les hommes du Sud vers
l'aventure au pays des machines. Ils sont venus
l'imagination farcie de légendes précises : les uns
chevauchent des ânes et les autres poussent devant
eux des chameaux fragiles et mélancoliques. La
route, où des soldats à torse nu accomplissent
une besogne à décourager un entrepreneur de tra-
vaux publics, apparaît belle et lisse comme un
fleuve des régions tempérées. Les pieds des bêtes
sonnent sur cette route qui semble une coulée de
lave à peine refroidie. Le grand autocar ronfle
faiblement, prêt à partir. Ceux du Sud dominent
tous les reflexes qu'une imagination trop nourrie
doit leur imposer. Ils renvoient leurs bêtes vers
les dunes surveillées par les errants des compa-
gnies sahariennes, et ils montent dans la machine
infernale, le visage caime et presque désabusé,
comme ceux qui accomplissent un geste quotidien
assez fastidieux. Mais dans leur poitrine leur
cœur bat plus vite et leurs yeux indifférents se
referment sur des images presque désespérées.
C'est ainsi qu'ils gagnent la ville rouge, la place
Djemaa-El-Fna... le pays merveilleux où les
bicyclettes sont des gazelles et les fanfares mili-
taires des apothéoses presque terrifiantes.
C'est aux endroits même où les hommes se
groupent pour écouter la voix de leurs instincts
que l'aventure choisit ses spectacles et disperse ses
agents recruteurs. Ce n'est pas le décor d'un pays
qui peut créer l'aventure, malgré toutes les ruses
d'un paysage souvent tragique. L'aventure est
une création cérébrale, l'homme la nourrit long-
temps dans sa tête avant de se livrer aux hasards
ainsi provoqués. En dehors de l'aventure militaire
et de ses disciplines, le Maroc peut dérouler, à
certaines heures un film d'une incomparable puis-
sance. Le mystère social pénètre parfois comme
une brume opaque dans les medinas les mieux
ouvertes et dans les mellahs les plus soumis. Là
où règne le mystère social, l'aventure rampe
comme une larve. Elle gémit, cette incroyable
bête, car elle exige du sang humain pour prendre
des forces et s'élancer dans un bond presque
toujours imprévisible.
C'est en me promenant et en me faisant mince
dans la foule silencieuse des nuits bourgeoises de
Fès qu'il me semblait entendre les échos des
grands films sonores dont l'humanité subit l'at-
trait homicide. Le YOU-YOll des femmes se
mêlait aux coups sourds des tambours, une
ghaïta pleurait quelque part comme une source
dans la nuit. Toute la ville sentait la boucherie.
L'odeur du sang amollissait les jambes, les
reins et les yeux. Les oreilles vivaient d'une vie
surnaturelle.
A cette heure, le Maroc me paraissait tout à
fait incompréhensible et l'homme en général plus
près des rythmes de la nature qui ne sont pas
précisément confidentiels
Une trompette barbare pouvait mettre le décor
en marche et donner aux grands journaux d'Eu-
rope l'occasion d'exercer le courage et le talent
de leurs correspondants de guerre.
Pierre MAC ORLAN.
Les Annales Coloniales
pas peuplées d'apparences familières. L'heure
trouble du coucher du soleil ramenait toutes les
odeurs de Marrakech vers cette place où quelques
éléments d'architecture européenne disparaissaient
modestement devant l'excitation quotidienne d'une
foule de braves gens qui obéissaient à des ryth.
mes dont je ne pouvais guère imaginer l'impor-
tance et les effets. Sur la Place du Congrès-des-
Trépassés des hommes et des femmes s'associaient,
se dispersaient pour s'agglomérer de nouveau au
hasard de leur fantaisie qui s'alimentait sans
...et dans les mellahs les plus soumis.
cesse aux forces inquiétantes de cette rue du
Sud-Marocain où les tambours des petits dan-
seurs chleuhs provoquaient des exaltations clan-
destines.
Pour moi, perdu dans cette foule de djellabas
qui sentaient le suint, sans guide pour m'expli-
quer définitivement le mystère des choses, je ne
tenais au sol réel que par mon verre de bière
servi sur un vrai guéridon de zinc à la terrasse
d'un petit café fréquenté par des colons de la
région et des ouvriers d'origine un peu espagnole.
Des légionnaires maigres, au visage durci par les
feux combinés de l'Afrique et du passé, man-
geaient du bout des doigts des saucisses chaudes,
dont le parfum occupait provisoirement tout l'es-
pace jusqu'aux orangers de la Mamounia. En
tenant ferme mon verre de bière je ne parvenais
pas à concevoir ma présence sur cette place
comme une réalité banale. Un autre personnage
que moi-même, un personnage sans aucune impor-
tance, mêlait sa ridicule légèreté corporelle au
roulement sourd des derboukas, au glapissement
d'armes des castagnettes de fer, à toute cette joie
gutturale qu'un porteur d'eau fraîche, couvert de
cuivre et astiqué comme un chapeau chinois sem-
blait porter sur ses jambes maigres. Le typhus
rôdait sournoisement dans cette foule et je sur-
veillais avec adresse une bande d'enfants et de
longs vagabonds qu'un agent de police conduisait
au centre d'épouillage, à quelques pas. L'aven-
ture pouvait suivre leurs traces comme elles pou-
vait également se mêler à cette fureur écarlate
dont un Européen quadragénaire assommait le
conducteur d'un fiacre tapissé d'une nappe ornée
de dentelles parce qu'il hésitait à le conduire à
l'Aguedal. Il faut dire que dans la voiture, à
côté du gros Européen en complet marron, une
marocaine voilée et impassible ruminait le véri-
table secret de cette scène anormale, inquiétante
et riche en hypothèses de toute nature.
L'aventure accompagne ici les soldats de la
Légion Etrangère. Par origine et par principe,
ils sont bons conducteurs de cette étonnante force
lyrique qui donne à l'humanité une parure d'ex-
ception. L'aventure est au bout des routes, au
point même où elles se confondent avec le bled
dans le triste paysage de tôle ondulée d'un dépôt
d'outils. Au Maroc, l'aventure suit les routes au
sol de fer pour atteindre l'heure trouble où le
paysage devient parfois homicide : des fusils de
diverses provenances peuplent la nuit d'éclairs
rapides. C'est une fusillade nonchalante qui tient
l'imagination en éveil jusqu'au jour où l'on
apprend que la compagnie montée du Ne Régi-
ment Etranger a dix-huit hommes tués. La mort
violente qui est la commère de l'Aventure entre-
tient soigneusement son domaine. Elle est assise
au bord de la route, au bord de l'Erg, quand
l'autocar ventru attire les hommes du Sud vers
l'aventure au pays des machines. Ils sont venus
l'imagination farcie de légendes précises : les uns
chevauchent des ânes et les autres poussent devant
eux des chameaux fragiles et mélancoliques. La
route, où des soldats à torse nu accomplissent
une besogne à décourager un entrepreneur de tra-
vaux publics, apparaît belle et lisse comme un
fleuve des régions tempérées. Les pieds des bêtes
sonnent sur cette route qui semble une coulée de
lave à peine refroidie. Le grand autocar ronfle
faiblement, prêt à partir. Ceux du Sud dominent
tous les reflexes qu'une imagination trop nourrie
doit leur imposer. Ils renvoient leurs bêtes vers
les dunes surveillées par les errants des compa-
gnies sahariennes, et ils montent dans la machine
infernale, le visage caime et presque désabusé,
comme ceux qui accomplissent un geste quotidien
assez fastidieux. Mais dans leur poitrine leur
cœur bat plus vite et leurs yeux indifférents se
referment sur des images presque désespérées.
C'est ainsi qu'ils gagnent la ville rouge, la place
Djemaa-El-Fna... le pays merveilleux où les
bicyclettes sont des gazelles et les fanfares mili-
taires des apothéoses presque terrifiantes.
C'est aux endroits même où les hommes se
groupent pour écouter la voix de leurs instincts
que l'aventure choisit ses spectacles et disperse ses
agents recruteurs. Ce n'est pas le décor d'un pays
qui peut créer l'aventure, malgré toutes les ruses
d'un paysage souvent tragique. L'aventure est
une création cérébrale, l'homme la nourrit long-
temps dans sa tête avant de se livrer aux hasards
ainsi provoqués. En dehors de l'aventure militaire
et de ses disciplines, le Maroc peut dérouler, à
certaines heures un film d'une incomparable puis-
sance. Le mystère social pénètre parfois comme
une brume opaque dans les medinas les mieux
ouvertes et dans les mellahs les plus soumis. Là
où règne le mystère social, l'aventure rampe
comme une larve. Elle gémit, cette incroyable
bête, car elle exige du sang humain pour prendre
des forces et s'élancer dans un bond presque
toujours imprévisible.
C'est en me promenant et en me faisant mince
dans la foule silencieuse des nuits bourgeoises de
Fès qu'il me semblait entendre les échos des
grands films sonores dont l'humanité subit l'at-
trait homicide. Le YOU-YOll des femmes se
mêlait aux coups sourds des tambours, une
ghaïta pleurait quelque part comme une source
dans la nuit. Toute la ville sentait la boucherie.
L'odeur du sang amollissait les jambes, les
reins et les yeux. Les oreilles vivaient d'une vie
surnaturelle.
A cette heure, le Maroc me paraissait tout à
fait incompréhensible et l'homme en général plus
près des rythmes de la nature qui ne sont pas
précisément confidentiels
Une trompette barbare pouvait mettre le décor
en marche et donner aux grands journaux d'Eu-
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Pierre MAC ORLAN.
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