Titre : Les Annales coloniales : revue mensuelle illustrée / directeur-fondateur Marcel Ruedel
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1930-01-01
Contributeur : Ruedel, Marcel. Directeur de publication
Contributeur : Monmarson, Raoul (1895-1976). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb326934111
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 01 janvier 1930 01 janvier 1930
Description : 1930/01/01 (A31,N1)-1930/12/31. 1930/01/01 (A31,N1)-1930/12/31.
Description : Collection numérique : Numba, la bibliothèque... Collection numérique : Numba, la bibliothèque numérique du Cirad
Description : Collection numérique : Protectorats et mandat... Collection numérique : Protectorats et mandat français
Description : Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique... Collection numérique : Bibliothèque Diplomatique Numérique
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k9743000j
Source : CIRAD, 2016-191112
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 12/09/2016
Page 2
les Annales Coloniales
tructions élevées triplait celui de 1925: 3.116 bâ-
timents couvrant 341.402 mètres carrés étaient
élevés contre 1.162 bâtiments représentant une
surface de 164.000 mètres carrés en 1925.
Le mouvement général du commerce extérieur
évalué à 140 millions en 1921 s'élève à 3 mil-
liards en 1928. Les entrées d'automobiles chiffrées
à 2.257 pour une valeur de 45 millions de francs
en 1927, s'élèvent à 3.928 unités, représentant So
millions de francs en 1928.
Pourtant, en ces derniers mois, on a senti naî-
tre au Maroc un certain malaise économique,
grandir une vague menace de crise.
M. René Hoffherr, directeur des centies juridi-
ques à l'Institut des Hautes Etudes marocaines,
dans l'excellente étude qu'il consacrait, en juillet
dernier, dans « La Revue Economique Interna-
tionale » à (t l'équilibre économique du Maroc
moderne », rappelait que cette menace de crise
avait déjà été dénoncée à la fin de 1928, par M.
le Résident général Steeg, qui en attribuait l'ori-
gine « surtout à un contraste entre le rythme pré-
cipité de l'essoi matériel et la lenteur d'évolution
de l'âme indigène ».
Et M. René Hoffherr, témoin si bien préparé
par sa culture scientifique pour nous apporter un
jugement sain sur ces phénomènes si délicats, si
subtils de sociologie économique, précisait le ca-
ractère de la crise actuelle en ces termes:
c( ... Sans méconnaître le jeu concurrent des
facteurs pathologiques précédemment énumérés,
nous serions plutôt tenté de croire que les diffi-
cuités temporaires du Maroc moderne proviennent
du caractère de transition de l'économie chérifien-
ne en quête de son équilibre à la fois interne et
externe... »
*
* *
La courte visite que j'ai faite au Maroc m'a
convaincu de l'exactitude et de la profondeur de
cette vue générale.
J'ai vu Marrakech-la-Rouge, le grand marché
du Sud, tournée vers le .désert et le Soudan noir.
J'ai fait le tour de ses 15 kilomètres de rem-
parts, aux murs de pisé ; j'ai vu la porte murée
des fiancés, Bab el Khémis, et sa lourde porte
cloutée de cuivre vert et les huit autres portes .
tout cela dans un état de décrépitude vraiment
islamique.
Je me suis promené, au milieu de la foule
grouillante, du souk des cuirs aux souks des bi-
joutiers. des chaudronniers, des selliers, des alla-
7 in (marchands d'épices et ingrédients médicaux),
je me suis fait expliquer les règlements tradition-
nels de ces souks d'artisans, qui ont à leur tête
un amitij et qui restent aujourd'hui aussi fermés
que nos corporations du Moyen-Age, où un nou-
veau membre n'est admis qu'après décision de
tous les autres, quand la mort y fait une place.
J'ai assisté à la « delltlltl », qui est une sorte de
vente aux enchères primitive, où l'objet promené
devant chaque boutique — chacun au passage fai-
sant son prix — est adjugé au dernier enchéris-
seur.
Puis, j'ai visité les souks ouverts3 le souk aux
grains, le souk aux laines, sortes de bourses-entre-
pôts où tout le monde peut se présenter et qui
fonctionnent sous la surveillance d'un « amin »,
chargé seulement de percevoir les droits de sta-
tionnement et d'entrepôt et de faire observer les
règles traditionnelles du marché.
On m'a mené dans quelques « fondouks » de
négociants, entrepôts privés, disséminés dans tou-
te la ville, où se fait le commerce de gros.
Enfin, en plein bled, entre Settat et Marrakech,
j'ai eu le spectacle inattendu d'un véritable mai-
ché de campagne, du Souk el Arba (marché 'du'
mercredi) des Rhr'amna.
Depuis des Itcurt's. la route merveilleuse, où no-
tre auto roulait à l'allure de 70 kilomètres à l'heu-
re, traversait un pays d'apparence désertique où
nous avions compté 3 arbres et pas une maison.
pas vu, sinon au bord de l'Ourn-er-Rhébia, le seul
cours d'eau traversé, un coin de verdure à peine
large comme un pré de chez nous ; dans ce pay-
sage désolé et vide. nous apercevons tout à coup
un rassemblement, des tentes misérables, des cha-
meaux, quelques burnous crasseux : c'est le mar-
ché, le Souk-el-Arba.
Sur le sol, sous la tente grossière, sommaire-
ment dressée pour la journée, chacun el établi sa
pacotille, fait le petit tas des pois, des fèves, des
racines pour le nettoyage des dents, des poudres
pour la teinture des ongles... Là-bas, une sorte
d'auge en ciment — Allah me pardonne — est
somptueusement baptisée du nom d'abattoir par
mon guide : quelques quartiers pendent encore,
sous le feu du soleil et le baiser innombrable des
mouches, au portique grossier qui complète
l' « abattoir ».
Et j'apprends que plus de 200.000 habitants de
la tribu des Rheamma habitent ce territoire que
nous traversons, et où j'aurais juré qu'on ne pou-
vait rien trouver que des pierres et du soleil.
... Puis, du haut de la colline où se dresse le
tombeau des Mérinèdes, j'ai connu le spectacle
magique de Fès-la-Mauve, mollement assise dans
sa conque de montagnes et s'endormant dans le
jour tombant, au cri plaintif des muezzins de ses
trois cents minarets.
J'ai écouté sous les dalles des ruelles tortueuses
de Fès-el-Bali, de Fès-la-mystique, chanter l'eau
ruisselante, fée invisible et partout présente ; j'ai
revu les souks d'artisans et j'ai jeté mon regard
troublé dans l'intérieur d'un moulin où deux es-
claves faisaient tourner la meule.
J'ai visité les medersa où la multitude des jeu-
nes musulmans, hâves et maigres, aux regards
durs, aux longs membres secs s'entasse autour
de la mosquée de Karaouiyne, la grande université
musulmane, rivale de la fameuse « El Hazar » du
Caire.
J'ai connu des « diffa » somptueuses chez les
pachas magnifiques. Autour de la grande cour
dallée, où chante, dans la nuit chaude, le jet
d'eau des bassins de marbre, dans des salles aux
larges baies, nous nous sommes assis autour de
petites tables basses sur les riches coussins.
Sous l'œil du maître qui nous reçoit, mais ne
s'assied pas à table, les plats, recouverts de
grands capuchons d'osier tressé, ont été apportés
par une véritable armée de serviteurs.
J'ai mangé suivant le rite, avec les trois doigts
de la main droite enfoncés tour à tour dans la
viande grillée du méchoui ou dans la pâte feuille-
tée de la pastilla.
Pendant le dîner, une musique arabe aux sons
discrets a mêlé sa plainte aigre au bruit monotone
de l'eau pleureuse.
Les convives se- sont attardés, en prenant le
café, le thé à la menthe et le lait d'amande, dans
la grande cour où, d'un côté, les jeunes Chleuhs,
équivoques mignons aux habits de femmes, aux
gestes d'hystériques, dansaient, dansaient dans
un frémissement de tous leurs membres, frappant
en cadence de leurs pieds nus les dalles sonores,
au rythme toujours plus pressé d'une musique
énervante, et où, de l'autre côté, de grosses chan-
teuses, jeunes et vieilles, jetaient leurs longues
mélopées, aigres et mélancoliques à la fois, à la
nuit tiède, chargée de lourdes senteurs.
Ainsi, j'ai retrouvé, au Maroc traditionnel, avec
l'élme troublante de l'Islam, toute sa pouilleuse
misère et tout son luxe féodal.
t
* *
Mais j'ai trouvé un autre M.nue, celui que nous
montre toujours la propagande officielle, impres-
sionnante machine économique aux rouages pres-
que parfaits.
J'ai visité Casablanca, sa somptueuse Chambre
de Commerce, ses jardins, ses larges boulevards
bordés de délicieuses villas modernes, son splen-
dide hôpital civil conçu suivant les principes les
plus modernes, avec les installations les plus
complètes de radioscopie, radiothérapie, etc., son
abattoir industriel, sa centrale thermique et son
port et les installations de chargement des phos-
phates, véritable merveille de machinisme et de
rationalisation, où le phosphate, amené sur des
wagons à déchargement automatique, est pris sut
les tapis roulants et va se stocker ou se déverser
dans la cale du navire, sans qu'un seul ouvrier
soit. intervenu. autrement que pour la surveillance
des appareils de distribution.
J'ai vu Casablanca et la fièvre d'activité qui
anime ses hommes d'affaires, ses administrateurs
maniant déjà plus de 7* milliards de capitaux,
dont près de cinq milliards engagés dans des
entreprises minières, agricoles, commerciales,
financières, de transports : un milliard d'emprunts
d'Etat et un autre milliard incorporé dans les
chemins de fer.
J'ai quitté Casa dans un train luxueux à trac-
tion électrique, qui m'a mené, en 2 heures 30, à
Kourigha, au pays de la .régie du phosphate.
Là où il y a 5 ans, il n'y avait rien que le bled
désertique, s'étale maintenant sous nos yeux une
agglomération de 15.000 âmes: belles villas pour
les ingénieurs, vastes, logements pour le person-
nel subalterne, un commerce local prospère, un
hôpital très bien aménagé.
Les installations de production pour l'extrac,
tion du phosphate, son transport aux locaux de
criblage, séchage, chargement, sont- conçues^ sui-
vant les procédés les plus modernes de l'indus-
trie scientifique.
Le tout, me dit-on, a coûté 200 millions, mais
a rapporté au budget du Protectorat 120 millions,
cette année, et en rapportera 150 l'année pro'
chaine.
J'ai vu, dans la ville européenne de Fès — qui
se trouve à deux ou trois kilomètres de la ville
indigène, accusant par là même le contraste —
un splendide hôtel de 300 chambres, luxueuse-
ment meublées et munies de tout le confort
moderne, et toute une ville nouvelle, conçue
suivant les principes les plus modernes de l'urba
nisme, qui semblait véritablement jaillir de terre.
J'ai vu Kénitra, aspect encore différent du
Maroc actuel, la Kénitra des colons du Gharb et
de l'effort individuel — la colonisation privée,
c'est-à-dire spontanée, y représente 193.000 hec-
tares contre 23.000 à la colonisation officielle,
c'est-à-dire administrative — Kénitra au damier
de larges rues droites, bordées de maisons modes-
te apparence, où l'on sent le travail sérieux,
méthodique du travailleur et du paysan français,
sans le luxe tapageur des choses et des gens de la
spéculation qu'on trouve à Casa ou à Rabat.
Enfin, j'ai visité Oudjda — ici encore, on note
une colonisation privée de 61.000 hectares contre
seulement 3.000 à la colonisation officielle —
qui n'est déjà presque plus le Maroc et annonce
déjà beaucoup l'Oranie, mais qui semblait, à
notre passage, toute secouée du grand frisson de
spéculation que faisaient naître le charbon de
Djerada et le manganèse de Bou-Arfa, et le che- *
min de fer à voie normale et le port de Nemours.
J'ai vu aussi 300 colons réunis dans la vaste
salle du Grand Hôtel de Fès, présenter leurs
doléances et faire étalage de leurs succès et de
leurs millions durement acquis, mais j'ai vu
aussi, aux environs de Marrakech, les erreurs de
la moyenne colonisation : 10 familles groupées,
chacune sur un lot de 130 hectares, sans aucun
aménagement préalable. Pas de téléphone pour
appeler un docteur, en cas d'urgence, pas d'école
pour les 35 enfants, pas d'eau pour les colons,
parce qu'un grand caïd, nous dit-on, a rêvé de
dépouiller les colons.
*
* *
J'ai vu tous ces Marocs, le Maroc de l'Islam,
le Maroc des capitalistes et des spéculateurs, le
Maroc des gros colons et des petits colons, côte
à côte, juxtaposés, mais encore pas ou peu unis.
On m'a dit que le maréchal Lyautey avait
voulu que les villes européennes, partout, fus-
sent construites à plusieurs kilomètres — il en
est ainsi à Fès, à Marrakech, à Meknès, à Rabat
— des villes indigènes pour qu'il n'y eut pas
de mélange trop hâtif, pour qu'on pût sauve-
garder plus facilement le caractère et la civili-
sation indigènes.
Et cette disposition d'urbanisme est devenue
symbolique de toute la vie économique.
Et pourtant, on sent, on commence à sentir que
les choses ne peuvent plus rester en cet état.
II faut assurer une liaison, une transition entre
l'économie du Maroc traditionnel et celle du
Maroc moderne.
Ce sera certainement le problème de demain,
c'est déjà, à mon sens, le problème d'aujour-
d'hui.
*
* *
Comment se fera cette liaison ?
Le Maroc traditionnel est uniquement, essen-
tiellement agricole.
En' ce qui concerne la mise en exploitation
intensive des richesses naturelles non agricoles
et notamment minières jusqu'ici ignorées et aban-
données par les indigènes, la solution est simple.
Il suffit de prendre les mesures nécessaires
pour empêcher qu'elles ne soient accaparées par
les puissances capitalistes au détriment de la col-
lectivité du pays.
Ces mesures ont été prises.
Dès avant I<)I4, les appétits miniers privés
étaient grands.
De 1910 à 1913, plus de 1.000 déclarations de
découvertes avaient été enregistrées au compte,
principalement, du Marokko ilfille1t Syndicat, ins-
titué par les frères Mannesmann.
Une commission arbitrale internationale cons-
tituée, en vertu d'un dahir du 19 janvier 1914,
mais dont les travaux furent arrêtés par la
guerre, avait paru régler le problème par ses
décisions du 31 janvier et 16 février 1920.
Maïs depuis, on découvrit toute la valeur des
gisements, phosphatiers du lac. Zima et .de Marra-
kech-Safi, on reconnut le bassin charbonnier de
les Annales Coloniales
tructions élevées triplait celui de 1925: 3.116 bâ-
timents couvrant 341.402 mètres carrés étaient
élevés contre 1.162 bâtiments représentant une
surface de 164.000 mètres carrés en 1925.
Le mouvement général du commerce extérieur
évalué à 140 millions en 1921 s'élève à 3 mil-
liards en 1928. Les entrées d'automobiles chiffrées
à 2.257 pour une valeur de 45 millions de francs
en 1927, s'élèvent à 3.928 unités, représentant So
millions de francs en 1928.
Pourtant, en ces derniers mois, on a senti naî-
tre au Maroc un certain malaise économique,
grandir une vague menace de crise.
M. René Hoffherr, directeur des centies juridi-
ques à l'Institut des Hautes Etudes marocaines,
dans l'excellente étude qu'il consacrait, en juillet
dernier, dans « La Revue Economique Interna-
tionale » à (t l'équilibre économique du Maroc
moderne », rappelait que cette menace de crise
avait déjà été dénoncée à la fin de 1928, par M.
le Résident général Steeg, qui en attribuait l'ori-
gine « surtout à un contraste entre le rythme pré-
cipité de l'essoi matériel et la lenteur d'évolution
de l'âme indigène ».
Et M. René Hoffherr, témoin si bien préparé
par sa culture scientifique pour nous apporter un
jugement sain sur ces phénomènes si délicats, si
subtils de sociologie économique, précisait le ca-
ractère de la crise actuelle en ces termes:
c( ... Sans méconnaître le jeu concurrent des
facteurs pathologiques précédemment énumérés,
nous serions plutôt tenté de croire que les diffi-
cuités temporaires du Maroc moderne proviennent
du caractère de transition de l'économie chérifien-
ne en quête de son équilibre à la fois interne et
externe... »
*
* *
La courte visite que j'ai faite au Maroc m'a
convaincu de l'exactitude et de la profondeur de
cette vue générale.
J'ai vu Marrakech-la-Rouge, le grand marché
du Sud, tournée vers le .désert et le Soudan noir.
J'ai fait le tour de ses 15 kilomètres de rem-
parts, aux murs de pisé ; j'ai vu la porte murée
des fiancés, Bab el Khémis, et sa lourde porte
cloutée de cuivre vert et les huit autres portes .
tout cela dans un état de décrépitude vraiment
islamique.
Je me suis promené, au milieu de la foule
grouillante, du souk des cuirs aux souks des bi-
joutiers. des chaudronniers, des selliers, des alla-
7 in (marchands d'épices et ingrédients médicaux),
je me suis fait expliquer les règlements tradition-
nels de ces souks d'artisans, qui ont à leur tête
un amitij et qui restent aujourd'hui aussi fermés
que nos corporations du Moyen-Age, où un nou-
veau membre n'est admis qu'après décision de
tous les autres, quand la mort y fait une place.
J'ai assisté à la « delltlltl », qui est une sorte de
vente aux enchères primitive, où l'objet promené
devant chaque boutique — chacun au passage fai-
sant son prix — est adjugé au dernier enchéris-
seur.
Puis, j'ai visité les souks ouverts3 le souk aux
grains, le souk aux laines, sortes de bourses-entre-
pôts où tout le monde peut se présenter et qui
fonctionnent sous la surveillance d'un « amin »,
chargé seulement de percevoir les droits de sta-
tionnement et d'entrepôt et de faire observer les
règles traditionnelles du marché.
On m'a mené dans quelques « fondouks » de
négociants, entrepôts privés, disséminés dans tou-
te la ville, où se fait le commerce de gros.
Enfin, en plein bled, entre Settat et Marrakech,
j'ai eu le spectacle inattendu d'un véritable mai-
ché de campagne, du Souk el Arba (marché 'du'
mercredi) des Rhr'amna.
Depuis des Itcurt's. la route merveilleuse, où no-
tre auto roulait à l'allure de 70 kilomètres à l'heu-
re, traversait un pays d'apparence désertique où
nous avions compté 3 arbres et pas une maison.
pas vu, sinon au bord de l'Ourn-er-Rhébia, le seul
cours d'eau traversé, un coin de verdure à peine
large comme un pré de chez nous ; dans ce pay-
sage désolé et vide. nous apercevons tout à coup
un rassemblement, des tentes misérables, des cha-
meaux, quelques burnous crasseux : c'est le mar-
ché, le Souk-el-Arba.
Sur le sol, sous la tente grossière, sommaire-
ment dressée pour la journée, chacun el établi sa
pacotille, fait le petit tas des pois, des fèves, des
racines pour le nettoyage des dents, des poudres
pour la teinture des ongles... Là-bas, une sorte
d'auge en ciment — Allah me pardonne — est
somptueusement baptisée du nom d'abattoir par
mon guide : quelques quartiers pendent encore,
sous le feu du soleil et le baiser innombrable des
mouches, au portique grossier qui complète
l' « abattoir ».
Et j'apprends que plus de 200.000 habitants de
la tribu des Rheamma habitent ce territoire que
nous traversons, et où j'aurais juré qu'on ne pou-
vait rien trouver que des pierres et du soleil.
... Puis, du haut de la colline où se dresse le
tombeau des Mérinèdes, j'ai connu le spectacle
magique de Fès-la-Mauve, mollement assise dans
sa conque de montagnes et s'endormant dans le
jour tombant, au cri plaintif des muezzins de ses
trois cents minarets.
J'ai écouté sous les dalles des ruelles tortueuses
de Fès-el-Bali, de Fès-la-mystique, chanter l'eau
ruisselante, fée invisible et partout présente ; j'ai
revu les souks d'artisans et j'ai jeté mon regard
troublé dans l'intérieur d'un moulin où deux es-
claves faisaient tourner la meule.
J'ai visité les medersa où la multitude des jeu-
nes musulmans, hâves et maigres, aux regards
durs, aux longs membres secs s'entasse autour
de la mosquée de Karaouiyne, la grande université
musulmane, rivale de la fameuse « El Hazar » du
Caire.
J'ai connu des « diffa » somptueuses chez les
pachas magnifiques. Autour de la grande cour
dallée, où chante, dans la nuit chaude, le jet
d'eau des bassins de marbre, dans des salles aux
larges baies, nous nous sommes assis autour de
petites tables basses sur les riches coussins.
Sous l'œil du maître qui nous reçoit, mais ne
s'assied pas à table, les plats, recouverts de
grands capuchons d'osier tressé, ont été apportés
par une véritable armée de serviteurs.
J'ai mangé suivant le rite, avec les trois doigts
de la main droite enfoncés tour à tour dans la
viande grillée du méchoui ou dans la pâte feuille-
tée de la pastilla.
Pendant le dîner, une musique arabe aux sons
discrets a mêlé sa plainte aigre au bruit monotone
de l'eau pleureuse.
Les convives se- sont attardés, en prenant le
café, le thé à la menthe et le lait d'amande, dans
la grande cour où, d'un côté, les jeunes Chleuhs,
équivoques mignons aux habits de femmes, aux
gestes d'hystériques, dansaient, dansaient dans
un frémissement de tous leurs membres, frappant
en cadence de leurs pieds nus les dalles sonores,
au rythme toujours plus pressé d'une musique
énervante, et où, de l'autre côté, de grosses chan-
teuses, jeunes et vieilles, jetaient leurs longues
mélopées, aigres et mélancoliques à la fois, à la
nuit tiède, chargée de lourdes senteurs.
Ainsi, j'ai retrouvé, au Maroc traditionnel, avec
l'élme troublante de l'Islam, toute sa pouilleuse
misère et tout son luxe féodal.
t
* *
Mais j'ai trouvé un autre M.nue, celui que nous
montre toujours la propagande officielle, impres-
sionnante machine économique aux rouages pres-
que parfaits.
J'ai visité Casablanca, sa somptueuse Chambre
de Commerce, ses jardins, ses larges boulevards
bordés de délicieuses villas modernes, son splen-
dide hôpital civil conçu suivant les principes les
plus modernes, avec les installations les plus
complètes de radioscopie, radiothérapie, etc., son
abattoir industriel, sa centrale thermique et son
port et les installations de chargement des phos-
phates, véritable merveille de machinisme et de
rationalisation, où le phosphate, amené sur des
wagons à déchargement automatique, est pris sut
les tapis roulants et va se stocker ou se déverser
dans la cale du navire, sans qu'un seul ouvrier
soit. intervenu. autrement que pour la surveillance
des appareils de distribution.
J'ai vu Casablanca et la fièvre d'activité qui
anime ses hommes d'affaires, ses administrateurs
maniant déjà plus de 7* milliards de capitaux,
dont près de cinq milliards engagés dans des
entreprises minières, agricoles, commerciales,
financières, de transports : un milliard d'emprunts
d'Etat et un autre milliard incorporé dans les
chemins de fer.
J'ai quitté Casa dans un train luxueux à trac-
tion électrique, qui m'a mené, en 2 heures 30, à
Kourigha, au pays de la .régie du phosphate.
Là où il y a 5 ans, il n'y avait rien que le bled
désertique, s'étale maintenant sous nos yeux une
agglomération de 15.000 âmes: belles villas pour
les ingénieurs, vastes, logements pour le person-
nel subalterne, un commerce local prospère, un
hôpital très bien aménagé.
Les installations de production pour l'extrac,
tion du phosphate, son transport aux locaux de
criblage, séchage, chargement, sont- conçues^ sui-
vant les procédés les plus modernes de l'indus-
trie scientifique.
Le tout, me dit-on, a coûté 200 millions, mais
a rapporté au budget du Protectorat 120 millions,
cette année, et en rapportera 150 l'année pro'
chaine.
J'ai vu, dans la ville européenne de Fès — qui
se trouve à deux ou trois kilomètres de la ville
indigène, accusant par là même le contraste —
un splendide hôtel de 300 chambres, luxueuse-
ment meublées et munies de tout le confort
moderne, et toute une ville nouvelle, conçue
suivant les principes les plus modernes de l'urba
nisme, qui semblait véritablement jaillir de terre.
J'ai vu Kénitra, aspect encore différent du
Maroc actuel, la Kénitra des colons du Gharb et
de l'effort individuel — la colonisation privée,
c'est-à-dire spontanée, y représente 193.000 hec-
tares contre 23.000 à la colonisation officielle,
c'est-à-dire administrative — Kénitra au damier
de larges rues droites, bordées de maisons modes-
te apparence, où l'on sent le travail sérieux,
méthodique du travailleur et du paysan français,
sans le luxe tapageur des choses et des gens de la
spéculation qu'on trouve à Casa ou à Rabat.
Enfin, j'ai visité Oudjda — ici encore, on note
une colonisation privée de 61.000 hectares contre
seulement 3.000 à la colonisation officielle —
qui n'est déjà presque plus le Maroc et annonce
déjà beaucoup l'Oranie, mais qui semblait, à
notre passage, toute secouée du grand frisson de
spéculation que faisaient naître le charbon de
Djerada et le manganèse de Bou-Arfa, et le che- *
min de fer à voie normale et le port de Nemours.
J'ai vu aussi 300 colons réunis dans la vaste
salle du Grand Hôtel de Fès, présenter leurs
doléances et faire étalage de leurs succès et de
leurs millions durement acquis, mais j'ai vu
aussi, aux environs de Marrakech, les erreurs de
la moyenne colonisation : 10 familles groupées,
chacune sur un lot de 130 hectares, sans aucun
aménagement préalable. Pas de téléphone pour
appeler un docteur, en cas d'urgence, pas d'école
pour les 35 enfants, pas d'eau pour les colons,
parce qu'un grand caïd, nous dit-on, a rêvé de
dépouiller les colons.
*
* *
J'ai vu tous ces Marocs, le Maroc de l'Islam,
le Maroc des capitalistes et des spéculateurs, le
Maroc des gros colons et des petits colons, côte
à côte, juxtaposés, mais encore pas ou peu unis.
On m'a dit que le maréchal Lyautey avait
voulu que les villes européennes, partout, fus-
sent construites à plusieurs kilomètres — il en
est ainsi à Fès, à Marrakech, à Meknès, à Rabat
— des villes indigènes pour qu'il n'y eut pas
de mélange trop hâtif, pour qu'on pût sauve-
garder plus facilement le caractère et la civili-
sation indigènes.
Et cette disposition d'urbanisme est devenue
symbolique de toute la vie économique.
Et pourtant, on sent, on commence à sentir que
les choses ne peuvent plus rester en cet état.
II faut assurer une liaison, une transition entre
l'économie du Maroc traditionnel et celle du
Maroc moderne.
Ce sera certainement le problème de demain,
c'est déjà, à mon sens, le problème d'aujour-
d'hui.
*
* *
Comment se fera cette liaison ?
Le Maroc traditionnel est uniquement, essen-
tiellement agricole.
En' ce qui concerne la mise en exploitation
intensive des richesses naturelles non agricoles
et notamment minières jusqu'ici ignorées et aban-
données par les indigènes, la solution est simple.
Il suffit de prendre les mesures nécessaires
pour empêcher qu'elles ne soient accaparées par
les puissances capitalistes au détriment de la col-
lectivité du pays.
Ces mesures ont été prises.
Dès avant I<)I4, les appétits miniers privés
étaient grands.
De 1910 à 1913, plus de 1.000 déclarations de
découvertes avaient été enregistrées au compte,
principalement, du Marokko ilfille1t Syndicat, ins-
titué par les frères Mannesmann.
Une commission arbitrale internationale cons-
tituée, en vertu d'un dahir du 19 janvier 1914,
mais dont les travaux furent arrêtés par la
guerre, avait paru régler le problème par ses
décisions du 31 janvier et 16 février 1920.
Maïs depuis, on découvrit toute la valeur des
gisements, phosphatiers du lac. Zima et .de Marra-
kech-Safi, on reconnut le bassin charbonnier de
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